Il y a à peu près deux cas d’urgence : quand une question de vie ou de mort se présente, et le moment où il faut prendre les mesures pour sauver un outil de production de la destruction. Et encore, l’urgence s’arrête certainement au fait de composer le numéro des pompiers et de s’assurer que personnes n’est en danger.
Il est donc possible que nous ne croisions jamais une urgence de notre vie. Pourtant, elle fait partie de l’ADN des relations de travail et du rythme de la société et impose un coût très élevé sur les systèmes. Réflexion.
L’accélération de ces dernières années est vécue comme une “mise en urgence” permanente. Aujourd’hui, tout est organisé pour nous faire croire que nous sommes dans le T.T.U * — le Très Très Urgent* — Mais le T.T.U de quoi exactement ?
Car l’urgence s’est glissée – d’une manière assez insidieuse – en vedette dans certains outils pour la “gestion” du temps : comme la matrice d’Eisenhower — une référence s’il en est — qui circule partout.
Cette matrice aurait été bâtie à partir d’une phrase de Dwight D. Eisenhower, 34e président des États-Unis d’Amérique : « Ce qui est important est RAREMENT urgent et ce qui est urgent RAREMENT important » **
Institutionnaliser un phénomène rare dans une “méthode” l’a donc fait entrer dans le “commun” et le quotidien. Nous sommes donc en état d’urgence permanent.
Or les situations d’urgence sont, de par leur nature, imprévisibles, elles ne PEUVENT PAS constituer le socle d’une organisation, qu’elle soit personnelle ou professionnelle.
Sortir l’urgence de la matrice (celle d’Eisenhower et la nôtre)
Je me suis souvent laissé embarquer dans les “urgences” des autres (généralement du manque d’anticipation !). et il m’est aussi arrivé de me mettre beaucoup de pression et que ça déborde sur les autres (sachant que j’ai une tendance à fonctionner selon le processus de procrastination).
Intégrer qu’il n’y a rien d’urgent permet pourtant d’imaginer des parades imparables pour ne pas récupérer, sans le réaliser, les “urgences” des autres.
Exemple d’un petit dialogue entre un client et moi-même.
Je reçois un mail un vendredi matin pour me demander de valider un fichier “urgent” — sans avis préalable, alors que la production de ce fichier (une vidéo de 15 min) a du nécessiter au moins une semaine de préparation. Quelqu’un savait donc qu’il allait devoir passer par une validation au moins une semaine avant que je ne le reçoive.
Je reçois un coup de fil dans l’heure qui suit l’envoi du mail pour me demande si j’ai vu le mail et si le fichier tient la route.
“Je n’ai pas eu le temps de l’ouvrir”
“Oui mais c’est urgent”
“D’accord. Mais urgent pour quand exactement ?”
….
“J’en ai besoin pour mardi”
“Ok. Ca ira si je te fais un retour lundi ?”
“Oui ce serait top”.
Quelques minutes qui me permettent de ne pas me laisser embarquer et de continuer à travailler sur mes priorités.
Evidemment ça surprend. Parfois la personne trouve cela désagréable qu’on ne lui obéisse pas au doigt et à l’oeil, et qu’on ne se mettre pas dans le même état qu’elle. Mais se donner l’autorisation de temporiser c’est se rendre service, et aussi rendre service à l’autre en lui permettant de réaliser qu’il ou elle pourrait aussi en faire de même.
Parfois, ça ne passe pas, ou du moins ça ne passe pas …tout de suite. Il faut recréer un climat. Et oser affirmer cette différence avec de la bienveillance.
Pourquoi est-il difficile de résister ?
- Parce qu’il est inhabituel de poser des questions. Votre interlocuteur, — qui a forcément bien évalué la situation — est bien en situation de vie ou de mort (pour la récupération d’une vidéo.
- L’urgence est devenue culturelle (comme le “je suis dé-bor-dé.e”). Si vous remettez en question le statu-quo vous allez à l’encontre du système. Vous vous placez à la marge
- Vous êtes dans la non remise en question d’un dogme sur la “gestion” du temps. C’est dans la matrice, on la voit partout et les gens savent.. eux
- L’habitude s’est installée. Vous êtes en mode réflexe et passez à l’action sans réfléchir
- Vous vous en foutez, vous ne voyez pas le problème — d’ailleurs l’urgent là, pour vous, c’est de prendre rendez-vous chez votre ostéo. Vous avez un mal de dos tenace. Ca commence d’ailleurs à vous coûter un bras.…(sourire)
Comme il ne s’agit pas de critiquer sans apporter de solutions, voici l’alternative que je propose : réviser la matrice.
Changer le mode de fonctionnement en sortant l’urgence du système. Passer de urgent à critique, ça parait peu, n’est-ce pas ? Ça parait même totalement insuffisant pour faire bouger les lignes. Et pourtant, les effets sont notoires :
- Etre en situation critique autorise une marge pour la réflexion. Quand la réaction physiologique de l’urgence,court-circuite la pensée et active la peur
- En situation critique il est encore possible d’envisager des alternatives créatives. L’urgence vous fait foncer sur la première (la plus évidente) que vous trouvez
- En situation critique vous arrivez encore à jongler avec les délais
Si en lisant les points ci-dessus vous vous dites que c’est comme cela que vous agissez la plupart du temps dans vos situations d’”urgence”, c’est que vous n’êtes pas dans l’urgence, car l’urgence ne souffre aucun délai. PAR CONTRE vous vivez les situations comme “urgente” physiologiquement. Et vous épuisez le(s) système(s). Et dans les pathologies de l’urgence on retrouve : la dépression, la corrosion du caractère, le burn out, les désordres psycho somatiques, les désajustements temporels.
Retrouver du sens, rétablir les priorités et reprendre la main.
Tout ceci n’aurait aucune importance s‘il n’y avait pas de conséquence. Etre en “urgence” permanente a des conséquences physiques et physiologiques. La pseudo urgence du T.T.U active notre cerveau reptilien en permanence générant trois réactions de manière plus ou moins visible : la fuite, la lutte ou l’inhibition de l’action (feindre d’être mort). Observez votre ressenti quand vous recevez un mail estampillé “urgent”, ou quand une personne (généralement dans une position de pouvoir, hiérarchique ou contractuelle) vous dit “c’est urgent!”. Si vous n’êtes pas encore totalement accoutumé(e), vous devriez sentir la décharge dans vos circuits, les muscles qui se crispent, l’envie de tout plaquer et partir faire autre chose…. A force de répétitions, au bureau, dans les transports, dans la vie notre cerveau et notre corps s’habituent et transforment quelque chose d’exceptionnel en un état émotionnel — non naturel — constant Le naturel c’est la détente, pas d’être sur le qui-vive en permanence. Question : si vous traitez en permanence de l’important non critique en mode ‘urgence” — et que vous vous épuisez au passage physiquement et psychiquement- comment allez vous prendre vos décisions quand il y aura une véritable urgence ? Pour éviter de se faire court-circuiter par l’”urgence” — parce qu’il n’y en a pas — ainsi que par la peur, qui fait aussi partie du tableau – il n’y a pas beaucoup d’autre choix que de prendre la décision de ralentir. Pour pouvoir faire un point et faire sciemment des choix. Il est temps de se pencher de nouveau sur ce qui est significatif, voire essentiel. Sur ce qui est enthousiasmant et donne du plaisir. Pour prendre des décisions autant sur ce qui est voulu, que sur ce qui n’est pas voulu. Il s’agit de recréer un système qui motive. La tâche est loin d’être aisée, elle demande de prendre du recul, de la persévérance, voire de l’entêtement. Et de la bienveillance vis à vis de soi-même. Elle demande aussi… de ré-apprendre à dire non.
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*T.T.U Nicole Aubert, Sociologue, dans “Tout s’accélère” — documentaire de Gilles Vernet
**A noter qu’il pourrait également y avoir une erreur dans la traduction. Ce qui correspond à nos urgences (médicales) ce sont les “emergencies” en Anglais. Le Urgent Care est un centre de soin de jour quand le médecin traitant est absent. Quand vous traitez un rhume, vous êtes en urgence ?